
«Le secteur financier genevois continue de jouer son rôle de moteur économique»
août 19, 2025Edouard Cuendet est, depuis janvier 2014, le directeur de la Fondation Genève Place Financière, l’organe faîtier de la place financière. En parallèle, il a siégé entre 2004 et 2023 au Grand Conseil genevois. Sa vision de la place financière suisse et plus précisément romande est donc particulièrement riche et expérimentée, il nous en fait profiter lors d’un long entretien. De nombreuses thématiques actuelles sont abordées, des accords avec l’Union européenne à l’attractivité de la place financière suisse en passant par Credit Suisse ou les votations à venir. Et de multiples autres sujets à découvrir.
PdM: Face à un monde de plus en plus fragmenté et à une compétition économique exacerbée, quel est votre regard sur les politiques adoptées par les places financières concurrentes?
Edouard Cuendet: Le train des allègements réglementaires est lancé au niveau mondial. Dans son discours prononcé lors de son investiture le 20 janvier 2025, le président Trump a en effet promis de faire entrer son pays dans un nouvel «âge d’or», avec pour leitmotiv une déréglementation tous azimuts, afin de libérer la croissance. À cet égard, The Economist évoque même une «anti-red-tape revolution» et précise que le Code fédéral compte actuellement 180 000 pages, contre 20 000 dans les années 1960. L’Union européenne n’est pas en reste puisqu’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a plaidé en faveur d’une simplification de la législation également au début de cette année. Elle a appelé de ses vœux de vastes consultations dans le domaine réglementaire en réponse au diagnostic établi par le rapport de Mario Draghi sur la panne de croissance et le déficit d’innovation de l’Union européenne (UE). Cette «boussole de compétitivité» se compose de trois axes principaux, dont celui visant à alléger la réglementation européenne.
Pourtant, l’Union européenne s’est clairement positionnée en chantre de la réglementation ces cinq dernières années. Comment expliquez-vous ce revirement?
Il est vrai qu’en matière de réglementation, l’UE revient de loin. Entre 2020 et 2025, le Parlement européen a adopté 2 fois plus de lois que l’Amérique. «Le Monde» du 31 janvier 2025 expliquait que cette stratégie représente une forme de «mea culpa pour avoir trop réglementé dans le passé». À Bruxelles, le premier chantier ouvert concernant «le choc de simplification» de la réglementation porte sur le Pacte vert pour l’Europe adopté en 2020, dans le cadre du projet de loi Omnibus. Sans entrer dans le détail de cette impénétrable jungle législative, Omnibus s’attaque aux trois textes qui constituent le cadre réglementaire du reporting extra-financier ESG.
Comment la Suisse doit-elle se positionner pour rester compétitive?
La Suisse est championne du monde de la compétitivité, selon le dernier classement annuel établi par l’IMD. Afin de conserver cette place de leader, notre pays serait bien avisé de faire preuve de pragmatisme réglementaire, dans le respect du principe de la proportionnalité. Il semble pourtant que la Suisse rame en sens inverse, plus particulièrement dans le domaine bancaire et financier. Les premiers effets se sont fait sentir en lien avec les exigences de fonds propres. Notre pays applique les nouvelles règles de Bâle III depuis le 1er janvier 2025, alors même que l’UE, le Royaume-Uni et les États-Unis ont décidé de repousser leur entrée en vigueur et que les établissements bancaires helvétiques font partie des mieux capitalisés au monde. Une augmentation supplémentaire et indifférenciée des exigences de fonds propres aurait pour conséquence de créer un désavantage compétitif pour la place financière suisse en comparaison internationale et de renchérir sensiblement le coût du crédit pour les entreprises et les particuliers. Sur le plan de la durabilité aussi, le GPS de la Suisse pourrait conduire le pays vers des chemins opposés à ceux empruntés par d’autres États. En la matière, accroître la densité réglementaire, comme le souhaite l’initiative «Pour une place financière suisse durable et tournée vers l’avenir», ne ferait que freiner la dynamique de la finance durable, en l’étouffant sous les coûts et les charges administratives.
Dans ce contexte tendu, comment la Fondation Genève Place Financière accueille-t-elle le train de mesures du Conseil fédéral à la suite de l’affaire Credit Suisse?
La crise de Credit Suisse a donné des ailes à celles et ceux qui souhaitent renforcer le carcan législatif autour de cette industrie. Le secteur bancaire et financier helvétique a accueilli de manière constructive les propositions énoncées. Il faut veiller à présent à ce que leur concrétisation respecte le principe de la proportionnalité et intervienne de manière ordonnée. À ce stade, la priorité réside dans l’amélioration des règles relatives à l’approvisionnement en liquidités des banques, qui a fait défaut dans l’affaire Credit Suisse. Or, la question de la transférabilité des crédits lombards, qui revêt une importance considérable pour les établissements actifs dans la gestion de fortune, n’est pas clairement abordée dans la communication du Conseil fédéral. Autre point: sur la question d’un renforcement des compétences de la Finma en matière de surveillance, je tiens à rappeler ici que, dans le cas de Credit Suisse, l’Autorité de surveillance disposait déjà de nombreux outils, dont elle n’a pas fait usage ou pour lesquels elle a octroyé des dérogations.
À vous entendre, l’attractivité de la place financière est mise à mal…
Permettez-moi de vous donner quelques chiffres. Avec plus de 38 000 emplois à haute valeur ajoutée et une contribution de 12,9% du PIB cantonal, le secteur financier genevois continue de jouer son rôle de moteur économique. De plus, la Suisse occupe depuis de nombreuses années la position de leader mondial dans la gestion de fortune transfrontalière, avec une part de marché d’environ 25%. Selon les chiffres de l’Association suisse des banquiers (ASB), 40% des actifs privés transfrontaliers sous gestion proviennent d’une clientèle située dans l’UE. Cela représente environ 1000 milliards de francs d’actifs. Notre attractivité dépend donc en partie de notre ouverture et de nos relations avec l’UE.
«Le Programme d’allègement budgétaire 2027 du Conseil fédéral comporte une mesure néfaste en matière de prévoyance.»
Justement, allez-vous voter en faveur des Bilatérales III?
Nous n’en sommes pas encore à parler de votation puisque le Conseil fédéral vient d’approuver les textes des accords négociés en 2024 avec l’UE et a ouvert la procédure de consultation. Face aux demandes européennes, les négociateurs helvétiques ont réussi à préserver les spécificités et les intérêts de la Suisse. L’approche sectorielle mise en place par le Conseil fédéral a notamment permis aux chercheurs de s’associer à nouveau aux projets stratégiques de l’UE et aux étudiants de se former partout en Europe. Sur la question de la protection des salaires, la Suisse bénéficiera d’une clause de non-régression qui ne l’oblige pas à reprendre les futures règles européennes qui affaibliraient cette protection. Pour la place financière genevoise, l’adoption des Bilatérales III constitue donc une évidence.
Pourtant, les services financiers en sont les grands absents. Comment l’expliquez-vous?
Vous avez raison. Les Bilatérales III ne se penchent pas sur les services financiers. Ces derniers font partie du dialogue réglementaire entamé avec Bruxelles en 2024, dans le cadre duquel les banques, sous l’égide de l’Association suisse des banquiers, ont élaboré une approche dite «spécifique aux établissements». L’objectif est de s’inspirer du système mis en place avec succès avec les États-Unis. En substance, il est proposé que les établissements intéressés s’enregistrent auprès d’une autorité européenne centrale afin d’obtenir un passeport leur permettant de fournir activement des services bancaires et d’investissement sur l’ensemble du territoire de l’UE. Pour la première fois de l’histoire, une coalition formée des places financières de Genève, Zurich et du Tessin, accompagnée des gouvernements de ces trois cantons, est intervenue avec succès auprès du Conseil fédéral en février 2024 pour que cette approche soit intégrée dans le dialogue avec la Commission européenne.
L’attractivité de la Suisse est donc au centre de vos préoccupations. Avez-vous en tête un sujet qui pourrait la menacer?
Oui, je pense en particulier à l’initiative «Pour l’avenir» des Jeunes socialistes sur laquelle le peuple suisse sera appelé à se prononcer le 30 novembre. La Fondation Genève Place Financière est fermement opposée à ce texte. Sous couvert de protection du climat, l’initiative vise à introduire un impôt fédéral sur les successions et les donations à un taux de 50% pour les montants dépassant 50 millions de francs. Aujourd’hui, 1% des contribuables les plus aisés génère près de 40% de l’impôt fédéral direct. En cas d’acceptation de l’initiative «Pour l’avenir», la Suisse serait beaucoup moins attractive pour ces contribuables, qui n’hésiteraient pas à quitter notre pays. Sans compter ceux qui renonceraient à s’y installer! Ce faisant, ce texte crée une insécurité juridique qu’a également déplorée le Conseil fédéral en décembre dernier. Le gouvernement a d’ailleurs précisé qu’il n’appliquerait pas ces mesures de manière rétroactive et qu’il exclut l’introduction d’une exit tax, ou impôt de départ, telle que voulue par les initiants.
Pour conclure, quelles sont vos priorités dans le domaine de la prévoyance professionnelle?
Des conditions-cadres attractives pour les collaboratrices et les collaborateurs permettent à la Suisse d’attirer et de conserver des talents sur son sol. Or, le Programme d’allègement budgétaire 2027 du Conseil fédéral comporte une mesure néfaste en matière de prévoyance. Il prévoit une augmentation massive de l’impôt sur les retraits en capital des 2 e et 3 e piliers. Cette proposition est inacceptable à plus d’un titre. Premièrement, ce nouveau régime s’appliquerait sans disposition transitoire. Cette hausse du taux d’imposition toucherait ainsi les capitaux de prévoyance déjà versés, pour lesquels les citoyennes et les citoyens s’attendent de bonne foi à bénéficier de conditions fiscales plus avantageuses lors de leur retrait en capital. Un tel changement de régime en cours de route constitue une grave atteinte à la sécurité du droit. Deuxièmement, une imposition plus élevée des retraits en capital réduirait l’incitation à effectuer des versements volontaires, ce qui pourrait affaiblir notre système de prévoyance. Enfin, cette augmentation du taux d’imposition irait à l’encontre de l’obligation de la Confédération d’encourager l’acquisition à la propriété, telle que prévue par la Constitution. En effet, il est devenu quasiment impossible d’acquérir un bien immobilier sans retirer en capital une partie de son 2 e et de son 3 e pilier. Cette proposition du Conseil fédéral a suscité une levée de boucliers dans la procédure de consultation. Espérons que le Parlement corrigera le tir lors de ses travaux!
La Fondation Genève Place Financière (FGPF)
Créée en 1991 par les 80 banques membres de la Bourse de Genève, la Fondation Genève Place Financière (FGPF) est l’organe faîtier de la place financière. Générant plus de 38 000 emplois et contribuant à hauteur de 12,9% au PIB genevois, le secteur financier repose sur trois piliers: la gestion de fortune privée et institutionnelle, le financement du négoce de matières premières ainsi que la banque commerciale et de détail. Avec la présence d’activités telles que l’affrètement maritime et la surveillance, Genève bénéficie d’un centre de compétences et d’un «cluster» uniques au monde. La Fondation Genève Place Financière a pour mission essentielle de promouvoir cette chaîne de valeur et œuvre au développement de conditions-cadres optimales pour l’ensemble des partenaires de la place.

Edouard CUENDET en bref
Licencié en droit à l’Université de Berne en 1991, Edouard Cuendet a fait un stage d’avocat auprès du Tribunal de première instance de Genève et d’un cabinet d’avocats. Il a obtenu son brevet en 1994 et a pratiqué le barreau pendant cinq ans. En 1999, il a rejoint le Groupement des banquiers privés genevois en qualité de premier secrétaire, puis de secrétaire général à partir de 2010.
En janvier 2014, il a été nommé directeur de la Fondation Genève Place Financière, l’organe faîtier de la place financière. Edouard Cuendet a siégé de 2004 à 2023 au Grand Conseil genevois et a été élu au Conseil administratif de la Com