«Penser à un horizon de société, non d’être humain»

«Penser à un horizon de société, non d’être humain»

septembre 2, 2025 Non Par Edouard Bolleter

Alors que le système suisse des trois piliers souffle ses 40 bougies, la prévoyance professionnelle concentre les critiques depuis quelques années. Est-ce la fin d’une ère ou faut-il s’armer de patience? Le point de vue de Francis Bouvier, responsable du Département prévoyance professionnelle à la BCV.

Quarante ans, quel bilan tirer du deuxième pilier?

On va bientôt le savoir, puisque les premières volées d’assurés et d’assurées ayant cotisé durant toute leur carrière arrivent à la retraite. Ces personnes ont vécu en tablant sur le fait que les premier et deuxième piliers suffiraient à couvrir au moins 60% de leur dernier salaire brut et que leur troisième pilier, auquel elles ont cotisé en cours de carrière, apporterait le reste. Pour beaucoup, le deuxième pilier constitue l’essentiel des revenus à la retraite. Or certaines personnes se sont aperçues, à quelques années du changement de statut, que les prestations attendues ne seraient pas au rendez-vous.

Est-ce un échec du deuxième pilier?

Ce n’est pas un échec du deuxième pilier, il a été prévu ainsi et il livre ce pour quoi il a été créé à une époque démographiquement, économiquement et politiquement différente d’aujourd’hui. Concrètement, le deuxième pilier n’est pas en situation d’urgence. Il fonctionne, car il a été pensé pour couvrir l’entier d’une carrière professionnelle. Les caisses de pension assument la mission qui leur est attribuée: gérer les avoirs afin de garantir une retraite aux employés et aux employées et assurer leur pérennité.

Mais il ne remplit plus sa mission qui est de couvrir, avec l’AVS, 60% du dernier salaire…

Pour une partie de la population, il remplit sa mission. Concrètement, les salaires annuels jusqu’à 90 000 francs sont couverts à hauteur d’environ 60% du dernier revenu. Il exécute en fait la tâche prévue dans la loi. Les critiques concernent surtout les salaires au-delà. La classe la plus sensible me semble être celle entre 120 000 et 200 000 francs. Car ces personnes n’ont pas forcément la possibilité de combler leurs lacunes de prévoyance. Au-delà, il existe des solutions qui s’apparentent plus à de la gestion de fortune, comme les «plans 1e» qui visent à donner à l’assuré ou à l’assurée la possibilité de bénéficier d’une gestion plus personnalisée de ses avoirs.

Ne s’éloigne-t-on pas de la notion d’assurance sociale?

Le deuxième pilier reste une assurance sociale, il est basé sur le système de capitalisation, mais sa composante principale repose sur une gestion collective, dans le sens où les assurées et les assurés d’une même caisse assument ensemble les risques et les opportunités. C’est vrai pour les risques de longévité, de décès, d’invalidité, mais aussi pour le troisième cotisant, soit la performance des avoirs du deuxième pilier placés sur les marchés financiers. Certains parlent de solidarité, d’autres de subventions croisées… Pour l’heure, le deuxième pilier reste un exemple de gestion paritaire qui a su dépasser ces clivages politiques. Pour nous, gérants de caisse de pension, tout est une question d’équilibre afin de rétribuer correctement les assurées et les assurés tout en garantissant la stabilité de la caisse à long terme. Et plus globalement, la stabilité du système.

En ajoutant le troisième pilier aux deux premiers, a-t-on réussi à trouver l’équilibre du système?

Dans les faits, on n’atteindra jamais cet équilibre puisque les environnements démographique, économique et politique évoluent à des rythmes différents. Le premier pilier a été créé pour une population répartie régulièrement dans une pyramide des âges qui ressemblait à ce qu’indique son nom. Aujourd’hui, cette pyramide a pris la forme d’un carré et demain, elle se muera en champignon. Le financement de l’AVS est ainsi logiquement mis sous pression. Le deuxième pilier a été lancé, car l’AVS ne suffisait pas à assurer une retraite digne aux personnes travaillant en Suisse. Il est soumis aux évolutions des rendements du troisième cotisant, de l’évolution des pratiques sociales et de l’évolution démographique. Quant au troisième pilier, il est encore trop tôt pour en mesurer entièrement les effets. La question qui se pose aujourd’hui est: sera-ce suffisant? Ainsi, chaque pilier traverse des périodes de tensions à des moments différents et pour des raisons différentes. Le système doit donc être réformé régulièrement sur le mode «il faut que tout change pour que tout reste pareil».

Comment avancer plus vite?

C’est le propre des métiers de la prévoyance que de prévoir pour un temps que, souvent, l’on ne connaîtra pas. Décider plus vite, accélérer les réformes s’avère cependant difficile. Nous n’agissons pas à un horizon d’être humain, nous agissons à un horizon de société. La notion de collectivité est intrinsèque à l’univers de la prévoyance.

Tout n’est donc pas figé?

Non, bien au contraire, mais tout changement prend du temps. Il faut l’accepter. Et c’est ce message qui doit désormais être véhiculé. Notamment auprès des jeunes. Rien ne sert de leur dire: épargnez pour votre retraite. L’horizon temps est trop lointain pour en mesurer l’importance et l’urgence. Nous devons donc les intégrer dans le système en les convainquant de la stabilité de ce même système, mais avec leurs mots, leur mode de pensée, leur vision. C’est là que réside toute la difficulté: dépasser ce que l’on vit, pour se mettre dans la peau d’une génération qui, elle-même, ne peut pas concrètement décrire sa retraite.

S’il fallait retenir un élément marquant de ces quarante années?

Je citerais l’introduction des taux négatifs en 2015 et leur maintien jusqu’en 2022. La gestion d’une caisse de pension est pensée à long terme, au-delà des crises financières et autres tensions boursières. Depuis 2015, il a fallu réexaminer le rapport rendement-risque et mesurer les conséquences de la baisse du troisième cotisant sur le passif des caisses, constater l’importance croissante de la gestion collective, du poids des intérêts composés, etc. Équilibrer aussi les effets des taux négatifs pour les personnes actives et à la retraite. Plus largement, ce qui est intéressant désormais, c’est l’imbrication toujours plus importante entre le passif et l’actif du bilan dans l’approche des caisses. Longtemps cantonnée aux calculs actuariels, l’évolution démographique entre dans les réflexions des responsables des investissements.