Le piège de l’écoblanchiment

Le piège de l’écoblanchiment

mars 3, 2022 Non Par Invité(e)s

Deborah Lechtman
Associée junior au sein de l’étude OA LEGAL
Avocate inscrite au barreau de Genève

Alexandre de Boccard
Fondateur de l’étude OA LEGAL
Avocate inscrite aux barreaux de Genève et New York

Le marché de l’investissement dit durable et les services y relatifs connaissent une forte croissance en Suisse.
Selon le Rapport sur l’investissement durable en Suisse 20211, au 31 décembre 2020, les volumes d’investissements durables ont augmenté de 31 % à CHF 1520,2 milliards et les fonds d’investissement appliquant des approches durables prennent le pas sur les fonds traditionnels. Selon ce rapport, si les investisseurs institutionnels dominent ce marché, la participation des investisseurs privés augmente rapidement avec un taux de croissance de 72 % par rapport à l’année précédente, contre 20 % pour les investisseurs institutionnels2.

Face à ce succès, un nombre croissant d’institutions financières pratiquant le conseil à la clientèle, dont les gérants de fortune indépendants (GFI), ont intégré ce marché dans leur offre de services. Or ceux-ci doivent anticiper les risques liés à l’écoblanchiment, à savoir que leurs clients pourraient être trompés, intentionnellement ou non, sur les caractéristiques durables de produits et services financiers3.
Cette publication vise à présenter, de manière non exhaustive, certains processus permettant à un prestataire
de services financiers (par exemple un gérant de fortune indépendant/GFI) de diminuer le risque d’écoblanchiment
et de responsabilité civile.

La notion de durabilité

A ce jour, la Suisse n’a pas adopté de règles prudentielles spécifiques pour les produits et services financiers se référant à la durabilité et il n’existe ainsi pas de définition ou de critères d’évaluation et de transparence uniformes.
Dans sa communication 05/2021 sur la prévention et lutte contre l’écoblanchiment (« Communication Finma 05/2021 »), l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) utilise une définition large en précisant que le terme de « durabilité » inclut notamment des termes tels que « durable », « vert », « écologique » ou « ESG », peu importe le moyen ou le type de communication (i. e. publicité, prospectus, documentation d’un fonds), tant que les investisseurs perçoivent la durabilité comme une caractéristique essentielle du produit ou service financier proposé4. La Finma mentionne également dans le cadre d’exemples pratiques les termes « impact » ou « carbone zéro ». Le Conseil fédéral a annoncé avoir demandé des propositions d’ici à la fin 2022 sur la manière dont le droit des marchés financiers pourrait être adapté, notamment en matière de transparence, pour éviter l’écoblanchiment5.

Risques d’écoblanchiment

La Finma relève que les conseillers financiers (i. e. au point de vente) s’exposent à des risques d’écoblanchiment lorsqu’ils conseillent ou offrent des produits se référant à la durabilité et qu’ils engagent dans ce cadre leur responsabilité civile6. Quand bien même la réglementation suisse contient des règles générales en matière de documentation d’instruments financiers et de publicité visant notamment à éviter que les caractéristiques d’un investissement ne soient trompeuses, une référence précise à la durabilité n’existe pas dans la loi et la classification de performance de durabilité demeure difficile car, comme le relève la Finma, « en Suisse, à ce jour, des prescriptions prudentielles spécifiques pour les produits et services financiers se référant à la durabilité font défaut »7. De plus, au-delà des aspects réglementaires, l’on ne peut exclure des prétentions civiles liées à des obligations découlant du contrat de mandat ou basées sur la concurrence déloyale.

Mesures contribuant à diminuer les risques

Pour diminuer le risque d’écoblanchiment au point de vente, la Communication Finma 05/2021 renvoie au Guide pour l’intégration des facteurs ESG dans le processus de conseil auprès des clients privés de l’Association suisse des banquiers de juin 20208 (le Guide ASB). Le Guide ASB traite du processus de conseil auprès de clients privés, soit notamment les mandats de conseil et les mandats discrétionnaires (à l’exclusion des mandats execution only). Il ne s’agit pas d’obligations réglementaires, mais de conseils pratiques9. Dans ce cadre, l’ASB établit six principes visant à faciliter l’intégration des facteurs ESG dans le processus de conseil :

(1) déterminer les attentes du client quant aux placements ESG et les documenter (i. e. dans le cadre du suitability test) ;

(2) présenter une vue d’ensemble adéquate des facteurs ESG par l’intermédiaire des conseillers à la clientèle (i. e. les conseillers à la clientèle doivent disposer d’une formation appropriée sur les facteurs ESG, en particulier les risques, opportunités, effets attendus d’un placement particulier) ;

(3) décrire la palette des solutions de placement ESG (celle-ci peut évoluer, s’appuyer sur l’aide d’un expert si nécessaire) ;

(4) faire coïncider les caractéristiques des solutions de placement ESG et les attentes du client (i. e. dans le cadre de la vérification de l’adéquation entre instruments financiers et profil d’investissement) ;

(5) développer des solutions de placement ESG conformes aux attentes du client (i. e. devoir d’information plus ou moins étendu selon le type de relation, i. e. conseil isolé ou non, feuille d’information de base, prospectus) ; et

(6) fournir les services avec diligence et transparence (i. e. principes de la LSFin, principe de best execution).

Par analogie, les prestataires de services financiers devraient ainsi s’assurer de la méthodologie de notation produit financier durable (en choisissant par exemple des scores ESG agréés), pour avoir des critères objectifs permettant de mesurer si un produit financier satisfait aux attentes du client. Ils devraient aussi s’assurer de la disponibilité des données pour être en mesure d’informer convenablement le client. En outre, ils devraient indiquer que l’analyse au niveau ESG repose sur des données reçues de tiers.

Aussi, si les préférences de durabilité (ESG) sont intégrées par exemple au suitability test, un investissement dans
un produit ESG doit également respecter les autres paramètres du profil du client, notamment les connaissances et l’expérience du client, sa situation financière et ses objectifs d’investissement.

Conclusion

En conclusion, lorsqu’un GFI propose une stratégie « durable / ESG » ou de tels investissements, il doit s’assurer de vérifier les critères objectifs utilisés et, selon les modèles d’affaires, adapter sa documentation externe (profil du client et stratégie d’investissements) et interne (notamment les directives risque, compliance et investissement) pour intégrer ces critères. Cette démarche vise à réduire les risques civils par rapport aux clients et, de manière plus générale, le risque dit d’écoblanchiment. Compte tenu de la forte évolution de ces investissements et du fort besoin d’encadrement actuel, le cadre réglementaire ne manquera pas d’évoluer prochainement.

Deborah Lechtman
Deborah Lechtman, associée junior au sein de l’étude OA LEGAL, est avocate inscrite au barreau de Genève, spécialisée dans le droit règlementaire, le droit des sociétés, le droit contractuel et la protection des données (y compris RGPD). Elle conseille dans ce cadre des banques et établissements financiers, y compris des FinTech et plateformes de crowdfunding, ainsi que des sociétés commerciales. Elle est certifiée CIPP/E et CIPM.

Alexandre de Boccard
Alexandre de Boccard, fondateur de l’étude OA LEGAL, est avocat inscrit aux barreaux de Genève et de New York spécialisé en droit financier. Il conseille des banques, établissements financiers, notamment des gestionnaires de fortune collective (Asset Managers) et des GFI, des émetteurs d’instruments financiers, des fondations de prévoyance professionnelle, des FinTech (y compris des plateformes de crowdfunding), notamment dans le domaine du droit financier et du droit contractuel

Notes

1. Swiss Sustainable Finance (SSF) / Center for Sustainable Finance & Private Wealth, Université de Zurich, https://marketstudy2021.sustainablefinance.ch/downloads/SSF_2021_MS_full_144dpi.pdf (le « Rapport SSF ») (site consulté le 27 janvier 2022).

2. Rapport SSF, p. 11.

3. Communication Finma sur la surveillance 05/2021. Prévention et lutte contre l’écoblanchiment du 3 novembre 2021 (« Communication Finma 05/2021 »), p. 2 https://www.finma.ch/fr/news/2021/11/20211103-finma-aufsichtsmitteilung-05-21/ (site consulté le 27 janvier 2022); Communiqué du Conseil fédéral du 17 novembre 2021 (« Communiqué du CF ») https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-85925.html (site consulté le 27 janvier 2022).

4. Communication Finma, p. 2.

5. Communiqué du CF.

6. Communication Finma 05/2021, p. 6.

7. Communication Finma sur la surveillance 05/2021. Prévention et lutte contre l’écoblanchiment du 3 novembre 2021 (« Communication Finma 05/2021 »), p. 2 https://www.finma.ch/fr/news/2021/11/20211103-finma-aufsichtsmitteilung-05-21/ (site consulté le 27 janvier 2022).

8. Guide pour l’intégration des facteurs ESG dans le processus de conseil auprès de clients privés de l’Association suisse des banquiers de juin 2022 (le « Guide ASB »), https://www.swissbanking.ch/Resources/Persistent/7/b/f/e/7bfe76e776fce8b289d43d127a7db553147fbd8c/ASB_Guide_pour_l%27int%C3%A9gration_des_facteurs_ESG_dans_le_processus_de_conseil_aupr%C3%A8s_des_clients_priv%C3%A9s_FR.pdf (site consulté le 27 janvier 2022).

9. A. ce titre, nous pouvons également mentionner les recommandations de la SFAMA, désormais AMAS, et de SFF du 16 juin 2020 https://www.sustainablefinance.ch/upload/cms/user/FR_2020_06_16_SFAMA_SSF_key_messages_and_recommendations_final.pdf (site consulté le 27 janvier 2022).